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GAFAM : le juge de l’UE sape le travail de la Commission, les pratiques fiscales agressives des géants ont de beaux jours devant elles ! (Article Médiapart et Revue Dalloz de l'Union Européenne)

C’est dans l’indifférence quasi générale que, le 24 septembre dernier, deux arrêts du juge de l’Union Européenne sont intervenus pour traiter des suites des actions entamées par la Commission Européenne contre les géants Google et Starbucks.

Ces deux arrêts, le premier de la Cour de Justice réunie en Grande Chambre, le second du Tribunal de l’Union Européenne, ébranlent pourtant le travail de longue haleine de la Commission Européenne.

Ces dernières années en effet, celle-ci, portée par sa Commissaire à la concurrence Margrethe Vestager, s’était attachée à comprendre et à démonter les montages fiscaux artificiels et agressifs construits par certaines des plus grandes multinationales –  parmi lesquelles, les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) –, et à attaquer ceux des pays de l’Union Européenne engagés dans une véritable « guerre » fiscale : l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg notamment, que les gouvernants se refusent encore à reconnaître comme des paradis fiscaux                                      .

Par le biais du droit de la concurrence, la Commission a plusieurs fois pallié les insuffisances du droit fiscal, et l’incapacité des Etats Membres à parvenir à une réglementation harmonisée au sein de l’Union Européenne pour l’impôt sur les sociétés. Elle intervient, à la fois en réponse à la prise de certaines mesures (les « rulings » ou accords fiscaux), et à l’inverse en fonction des cas, pour dénoncer la passivité des Etats et l’absence de régulation des acteurs économiques                                   .                  

Pourtant, en consacrant dans un premier arrêt la portée territoriale du droit au déréférencement (ou le droit pour les internautes de demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats de recherche associés à leur nom et prénom) dans l’intérêt de Google, et rejetant, dans un second arrêt, la qualification d’aide d’Etat pour les avantages accordés par les Pays-Bas à Starbucks, le juge de l’Union Européenne ne semble pas prêt à conforter la Commission dans ses démarches de régulation. Pis encore, ces deux décisions attestent à quel point l’institution judiciaire peut être éloignée de toute réalité économique, celle de l’ère du numérique et du dématérialisé, des montages complexes et artificiels.

Dans la première affaire qui nous intéresse, la Cour de Justice de l’Union Européenne répondait à une demande de décision préjudicielle posée par le Conseil d’Etat  sur une question de droit de l’UE soulevée à l’occasion du différend opposant Google LLC à la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés). En raison du refus de Google, lorsqu’il fait droit à une demande de déréférencement d’un internaute, d’appliquer celui-ci à l’ensemble des extensions de nom de domaine de son moteur de recherche, la  CNIL avait dû prononcer une sanction d’un montant – presque ridicule – de 100 000 euros.
Quand il fait droit à une demande de déréférencement d’un internaute européen, Google se borne à supprimer les liens en cause des résultats affichés en réponse à des recherches effectuées depuis les noms de domaine correspondant aux déclinaisons de son moteur dans les Etats Membres (exemple : « .fr » pour la France, « .it » pour l’Italie, «. de » pour l’Allemagne ; etc.)

                                                     
Le Conseil d’Etat a donc logiquement considéré que si Google procède en principe à une redirection automatique de la recherche de l’internaute vers le nom de domaine correspondant à l’Etat à partir duquel il est réputé effectuer sa recherche (grâce, notamment, à l’identification de son adresse IP), ce dernier n’en demeure pas moins libre d’effectuer ses recherches sur les autres versions, non européennes, du moteur de recherche qui demeurent accessibles (voire, on suppose, s’il le fallait, de procéder à une redirection de son adresse IP), et d’avoir accès, donc, aux données qui auraient dû être effacées.
Alors que le moteur de recherche se refuse à supprimer les liens litigieux sans limitation géographique, le différend se situe bien, en substance, sur la question de savoir si le droit peut être interprété comme inhérent au citoyen européen internaute, personnifié et consacré quel que soit le lieu à partir duquel la recherche est lancée.


La Cour de Justice de l’UE admet elle-même qu’un déréférencement opéré sur l’ensemble des versions d’un moteur de recherche serait de nature à remplir pleinement l’objectif du droit européen, à savoir, « garantir un niveau élevé de protection des données à caractère personnel dans l’ensemble de l’Union ». Car il est clair que l’absence de frontières sur l’Internet confère forcément un « caractère ubiquitaire » aux informations et aux liens contenus dans une liste de résultats issue d’une recherche.


Mais contre toute attente, et ne poursuivant pas, là, le raisonnement logique, la Cour considère pourtant qu’il s’agirait, en imposant à Google de procéder au déréférencement sur l’ensemble de ses versions de nom de domaine, de faire procéder à un déréférencement « en dehors de l’Union ». Accueillant la version de Google, elle conclut que le déréférencement devra donc seulement être appliqué pour l’ensemble des versions du moteur de recherche correspondant aux Etats Membres de l’UE, rejetant que les dispositions du droit de l’Union Européenne sur la protection des données personnelles soient étendues à l’ensemble des plateformes pouvant pourtant être concernées par la collecte et le traitement des données des internautes européens. Concrètement, les données du citoyen européen pourront donc tout à fait continuer de circuler sur les autres versions du moteur de recherche qui correspondent à des pays en dehors de l’Union Européenne, et demeurer accessibles.
Cet arrêt, qui nous semble cardinal, peut paraître bien étranger des questions liées à l’optimisation fiscale et pourtant, il témoigne tout particulièrement de la vision déconnectée du juge de l’Union Européenne sur les actifs immatériels, les données, qui dégagent aujourd’hui la véritable valeur économique, et qui, délocalisables, ont amplifié le recours des GAFAM aux méthodes agressives d’optimisation fiscale.

Le second arrêt, du Tribunal de l’Union Européenne celui-ci , opposait la Commission Européenne au Royaume des Pays-Bas, au soutien duquel sont intervenus le groupe Starbucks et l’Irlande.


L’origine du différend remonte aux révélations faites dans le cadre de l’enquête internationale « Luxleaks » en 2014 : la chaîne de cafés Starbucks avait alors été épinglée pour son système d’optimisation fiscale agressif, soutenu par la clémence des Pays-Bas vers lesquels elle rapatriait ses bénéfices.


Après plusieurs mois d’enquête, et grâce au travail de la Commissaire Margrethe Vestager, la Commission Européenne avait exigé en 2015 des Pays-Bas qu’ils récupèrent auprès de Starbucks quelques 25,7 millions d’euros d’avantages fiscaux indus.


Depuis 2008 en effet, le gouvernement néerlandais a conclu avec SMBV, la filiale du groupe Starbucks établie aux Pays-Bas, un accord fiscal préalable en matière de prix (APP), ayant pour objet de déterminer la rémunération de SMBV pour ses activités de production et de distribution au sein du groupe Starbucks, donc de déterminer les bénéfices imposables à l’impôt sur les sociétés néerlandais.


SMBV est en réalité la seule société de torréfaction de café que le groupe Starbucks possède en Europe. Elle vend donc, et distribue du café torréfié et des produits dérivés Starbucks aux points de vente du groupe en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique.
A cette époque, la Commission avait alors constaté que l’accord (APP) établi avec les Pays-Bas avait indument réduit la charge fiscale de SMBV., de deux façons principales.
Déjà, en reversant à Alki, filiale du groupe Starbucks installée au Royaume-Uni et contrôlant indirectement SMBV, une redevance particulièrement élevée pour l’utilisation de la propriété intellectuelle, réduisant considérablement le montant des bénéfices imposables.
Ensuite, en payant un prix excessif pour l’achat de grains de café verts auprès d’une autre filiale du groupe Starbucks, celle-ci basée en Suisse.


Constatant par ailleurs que l’APP accordait à SMBV un avantage sélectif basé sur la validation d’une méthode d’allocation des bénéfices éloignée d’un résultat de marché et non conforme au principe de pleine concurrence, elle en a conclu que ledit accord constituait une aide d’Etat, incompatible avec le marché intérieur et proscrite par l’article 107 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE). L’accord aboutit à une réduction de l’impôt dû par SMBV aux Pays-Bas en s’écartant d’une application normale du régime général de l’impôt sur les sociétés.


Soucieux de maintenir leur entente avec Starbucks, les Pays-Bas ont donc introduit un recours en annulation contre la décision de la Commission.


Aux fins de démontrer qu’il y a bien avantage fiscal de nature à caractériser l’aide d’Etat, le Tribunal doit en réalité s’assurer que l’application de l’APP à SMBV aboutit à maintenir une situation de pleine concurrence, de telle sorte que les transactions intragroupe (internes au Groupe Starbucks) soient rémunérées comme si elles avaient été négociées entre des entreprises indépendantes. Adopté par les Etats Membres de l’OCDE, le principe de pleine concurrence est par ailleurs consacré par la jurisprudence du juge de l’Union Européenne comme un outil de comparaison, qui, appliqué à la matière fiscale revient en quelque sorte à un principe d’égalité de traitement devant l’impôt.


En dépit de la réalité économique, le Tribunal de l’UE déboute la Commission Européenne dans la quasi-totalité de ses arguments, et notamment, s’agissant de la redevance payée par SMBV à Alki pour l’usage des droits de propriété intellectuelle (méthodes de torréfaction et autres savoir-faire). Déductible du bénéfice imposable, la Commission soutient qu’elle aurait dû être nulle et le Tribunal devait donc chercher à savoir quel aurait été le prix pour la redevance s’il avait été fixé dans des conditions normales de marché. L’Institution considère que SMBV n’exploite pas directement sur le marché la propriété intellectuelle d’Alki en matière de torréfaction, et pour cause, elle torréfie le café pour son propre compte et agit ensuite comme revendeur du café torréfié auprès des magasins  Starbucks, sans contact avec les clients finaux.  Le juge rejette cette théorie et considère quant à lui que la propriété intellectuelle était bien utile à SMBV pour l’exercice de son activité économique, à savoir, la production de café torréfié : SMBV engagerait ainsi des frais correspondant à la compensation de la valeur de la propriété intellectuelle utilisée.


Objectivement pourtant, la redevance versée au sein du groupe par SMBV à Alki pour la propriété intellectuelle ne semble avoir pour seule finalité que de transférer à Alki, établie au Royaume-Uni où la fiscalité serait bien plus avantageuse, les bénéfices de SMBV générés par l’activité de revente. D’ailleurs, les fonctions économiques mêmes de SMBV demeurent difficiles à définir : pour la Commission, il s’agirait de la revente, pour Starbucks et les Pays-Bas, de la torréfaction. Ces questions ne sont pas anodines puisqu’elles déterminent en bout de course l’indicateur de niveau de bénéfices de la société – le niveau des ventes ou a contrario les couts d’exploitation –, donc le niveau de bénéfices imposables. Force est de constater, sur toute la période analysée, l’augmentation sensible des ventes, donc du bénéfice de SMBV tiré des ventes, indûment transféré à Alki par le biais de la redevance.

En somme, le Tribunal conclut que les arguments développés par la Commission ne sont pas suffisants pour démontrer l’existence d’un avantage fiscal, donc en l’espèce d’une aide d’Etat au sens de l’article 107 du TFUE. Il annule la décision de la Commission dans son ensemble en balayant toute l’enquête de l’Institution, et donne en même temps aux Pays-Bas le feu vert pour maintenir son système de « rulings » fiscaux. S’il ne fait pas l’objet d’un pourvoi contradictoire devant la Cour de Justice de l’UE, cet arrêt risque de créer un précédent, fournissant aux GAFAM de nouveaux arguments (tant sur le fond que sur la forme) pour contester l’intervention de la Commission qui s’attèle, par le biais du droit de la concurrence, à saisir les schémas d’optimisation fiscale agressifs pour les faire tomber sous le joug des aides d’Etat « déguisées ».


A eux quatre, les GAFA représentent une capitalisation boursière supérieure de 40% à celle de l’ensemble des sociétés du CAC 40 (avec parmi elles : Danone, Total, Accor, L’Oréal …)  : ils dominent l’économie mondiale et pourtant, leur taux effectif et respectif d’imposition moyen en dehors des Etats-Unis frise le ridicule : 6.2% pour Google, idem pour Apple, 3.8% pour Facebook .


Surfant sur l’inadaptation du droit à l’économie contemporaine, ils ont amplifié, vulgarisé, développé les mécanismes d’optimisation fiscale auxquels pouvaient avoir recours les groupes multinationaux depuis plusieurs années : sur la manipulation des prix de transfert , le « treaty shopping »  : en plaçant, en fonction de leur nature, les revenus dans les différents pays où la règle fiscale est la plus avantageuse. Les Pays-Bas constituent par exemple un formidable terrain d’accueil pour la propriété intellectuelle de ces sociétés en imposant très faiblement les produits tirés de sa concession.

Ces mécanismes donnent aux géants américains un avantage concurrentiel considérable sur ceux, établis en Europe, qui tenteraient de s’immiscer dans la situation oligopolistique qu’ils se sont créée.


Faute de volonté politique commune, ils n’ont pas été contrecarrés et aujourd’hui, les pratiques permettant aux sociétés de disjoindre la localisation de leurs bénéfices de celle de leurs activités économiques ont atteint une ampleur considérable : en France, le manque à gagner au titre de l’impôt sur les sociétés se situerait entre 2,4 à 6 milliards d’euros.
Ces pratiques ruinent les finances publiques, et, à l’heure où les budgets sont de plus en plus à l’austérité, sont tout simplement insoutenables : quand on sait l’urgence dans laquelle se trouvent nos hôpitaux publics, nos écoles, nos Ephad (…) une action déterminée devrait s’atteler à leur réinjecter les fonds récupérés au titre de l’Impôt sur les sociétés duquel se sont soustraites ces sociétés.


Comment expliquer de telles inégalités devant l’impôt ? Aujourd’hui, face à ces pratiques, le compromis n’a plus sa place, la grande réforme de la fiscalité des sociétés au sein de l’Union Européenne doit avoir lieu  pour assurer, en se rapprochant d’une logique de création de la valeur, la soumission effective à l’impôt sur les sociétés de tout bénéfice émanant d’une activité réalisée sur, ou à partir du territoire européen.

 LAURA PETIOT

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