Publications

Notre actualité, nos publications

Le droit d'asile de l'Union Européenne au défi de l'actualité internationale (Dossier Dalloz)

« Nous accorderons aux personnes dans le besoin le droit de séjour, l’accès au marché du travail et au logement et enfin (…), nous veillerons à ce que les personnes fuyant la guerre en Ukraine puissent entrer rapidement sur le territoire de l’UE (…) »[1]. Les mots de la Commissaire aux affaires intérieures, Mme Ylva Johansson, au lendemain de la réunion extraordinaire du Conseil de l’UE le 27 février dernier[2], ont résonné de manière inaccoutumée, inespérée presque, auprès de l’auditoire constitué des membres de la société civile et des observateurs informés.

Et pour cause. En moins de deux semaines, l’Union des Etats est parvenue au consensus qu’elle n’avait jamais atteint dix ans après le début du conflit syrien, dans un contexte où les médias, portés par l’Internet, se font désormais le relais des « crises[3] » humanitaires et de l’accélération des phénomènes migratoires aux portes de l’Union Européenne et sur ses territoires.

La proposition de la Commission Européenne d’activer le mécanisme de protection temporaire[4] – encore jamais déclenché auparavant – a ainsi été adoptée, entraînant sa mise en œuvre dans tous les Etats membres à l’égard des citoyens ukrainiens (mais pas que[5]) qui fuiraient les conflits menés sur place par la Russie. Et, au-delà de la seule considération liée à la légalité du séjour des personnes déplacées, les moyens déployés sous son impulsion avec le soutien de l’ensemble des gouvernements nationaux[6] pour inclure la prise en charge spécifique des enfants, l’insertion dans le système pédagogique, ou encore, l’accès à la santé et au marché du travail,  sont sans précédent depuis des décennies.

 

L’accueil politique et donc, juridique, du conflit russo-ukrainien et de ses conséquences humanitaires (déjà plus de 4 millions de personnes déplacées selon le HCR) est à bien des égards – et pour des raisons qui n’intéressent pas notre propos et qu’il ne nous appartient pas de commenter –, différent du traitement concédé aux « crises » précédentes pour les questions relevant de l’asile et des migrations.

Quelques mois plus tôt, la même Commissaire Ylva Johansson constatait en effet tristement la propension de l’Union Européenne à agir, sur ces questions, « en tant qu’Europe du Sud, de l’Est, de l’Ouest ou du Nord, mais pas en tant qu’Union »[7].

Les territoires d’Europe n’ont pas échappé au constat international (et non ralenti par la pandémie de COVID 19) de l’accélération et de la complexification des conflits et des flux migratoires qui les accompagnent : le dernier rapport[8] du HCR faisait déjà état, à la fin de l’année 2020, de plus de 82 millions de personnes déplacées de force à travers le monde[9] : le niveau le plus élevé jamais enregistré par l’organisation.

Mais la crise biélorusse à la frontière polonaise, puis la crise afghane, toutes deux déclarées à l’été 2021, y ont accéléré le constat tiré, dès 2015, d’une Europe disloquée sur les questions fondamentales liées à l’accueil et au traitement des demandeurs de la protection internationale. Certains de ses Etats membres – et notamment, ceux du « Groupe Visegrad » – , ont démontré qu’ils étaient désormais prêts à s’affranchir presque ouvertement des dispositions du droit de l’Union Européenne et du droit international en la matière, afin de mieux adapter leurs législations à la politique de rejet systématique des migrants qu’ils souhaitent mener[10].

Alors, l’incapacité de l’Union Européenne à agir solidairement en période de gestion de crise témoigne en réalité d’un échec endémique, celui de l’architecture de sa politique d’asile et de migrations, institutionnelle d’abord  – puisque reposant difficilement sur le principe d’une compétence partagée des Etats membres et de l’UE –, opérationnelle ensuite, par le biais d’agences insuffisamment dotées sur le terrain (Frontex, le Bureau Européen d’Appui en matière d’Asile[11]…), mais surtout, juridique.

 

Fin 2017, et pour défendre les négociations autour de la réforme de l’asile proposée sous forme de « Paquet[12] » par la Commission qu’il présidait alors, Jean-Claude Juncker déclarait à cet égard : « L’Europe doit se doter de toute urgence de moyens pérennes de gérer les migrations de façon responsable et équitable (…), il est temps à présent que les propositions deviennent législation, et que cette législation soit mise en pratique[13] ».

Tout l’enjeu du premier article qui constitue ce dossier est, à ce titre, d’apprécier le système mis en place à travers le Régime d’Asile Européen Commun (RAEC), dont les deux phases de construction depuis 1999[14] ont abouti en 2013 à l’actuel cadre législatif existant. Il ne s’agit alors plus seulement de tirer le constat de l’échec du système « Dublin » de détermination du pays responsable de l’examen d’une demande de protection internationale à créer une politique commune d’asile solidaire et efficace, mais, à questionner plus globalement l’inadéquation des instruments du droit de l’UE utilisés, à la matière de l’asile. L’indépendance juridique laissée aux Etats membres par le biais de l’outil « directive » d’un côté, et le recours à la « soft law », de l’autre, est de nature à alimenter les disparités nationales et l’insécurité juridique pour les demandeurs de la protection internationale, à la fois s’agissant des questions procédurales liées au traitement et à l’examen de leur statut, mais également, des garanties qui devraient leur être proposées de manière uniformisée sur l’ensemble des territoires de l’UE (l’accès à l’information, à la traduction et au conseil, l’accès à une procédure accessible et impartiale, à une défense effective, à des conditions d’accueil dignes…).

Alors que l’Union Européenne doit plus que jamais mettre en place le « terreau » légal lui permettant de se partager équitablement la responsabilité de l’asile tout au long de l’année – et pas uniquement en temps de crise –, le nouveau « Pacte européen sur l’immigration et l’Asile »[15] proposé par la Commission le 23 septembre 2020 sera-t-il davantage en mesure de répondre aux enjeux de notre époque ?

 

Jusqu’à aujourd’hui, le consensus politique et juridique autour des aspects les plus sécuritaires des questions liées à l’asile et aux migrations a été bien plus facile à obtenir des Etats, dans le sens unique du renforcement du contrôle des flux migratoires irréguliers et de l’inaccessibilité des frontières extérieures. Le nouveau « Pacte » ne semble pas contrarier la mouvance : il prévoit, outre l’élargissement des champs d’application ratione personae et ratione materiae du règlement « Eurodac » qui entoure le fonctionnement de la base de données du même nom – contenant notamment, empreintes digitales et informations liées à l’identité des ressortissants des pays tiers[16] –, la mise en place d’un règlement « screening » ou « filtrage » aux frontières de l’UE dont le résultat pourrait aboutir au renvoi des demandeurs vers une procédure « accélérée » d’examen de leur statut, voire, d’une procédure « à la frontière », sans franchissement.

Si elles étaient déployées, ces solutions, au même titre que certaines pratiques des Etats membres ou de l’Union européenne tendant à l’externalisation du droit d’asile vers des pays tiers, la mise en place de « hotspots », ou encore, la suppression ou la destruction des lieux d’accueil, questionneraient l’attachement de l’UE au droit international et aux droits humains consacrés à la matière, pourtant proclamé dès le Traité d’Amsterdam[17].

À cet égard, le deuxième article de ce dossier spécial se propose d’étudier un mécanisme encore peu analysé : l’alternative de protection interne ou « API », qui constitue, pour certains Etats, parmi les tentatives non dissimulées d’explorer les possibilités légales de restreindre l’asile et avec lui, la portée de la Convention de Genève de 1951. L’imprécision des instruments juridiques de l’Union Européenne consacrés à la question conduisent les Etats, non seulement à interpréter et à déployer le principe d’API d’après des instruments internationaux des droits humains extérieurs, mais surtout, à sortir du schéma juridique pour procéder à une analyse factuelle et partiale qui permettrait de contourner dans certains cas la procédure de détermination du statut de réfugié (ou de protection subsidiaire).

 

Peu à peu, l’Union Européenne s’est ainsi éloignée des standards d’accueil et de protection qu’elle s’était pourtant fixés dans ses traités fondateurs, et le processus décisionnel laisse de plus en plus la place aux exécutifs nationaux individualistes, désormais capables de franchir la ligne rouge de la violation du droit de l’Union européenne, ou de jeter le trouble sur la nature juridique de certains accords alors susceptibles de créer des effets directs pour les demandeurs de la protection internationale.

Pourtant, l’absence de consensus sur l’ensemble de ces questions est de nature, par ailleurs, à alimenter certaines pratiques parmi lesquelles, l’ « asylum shopping » tant décrié.

En outre, et dans la même logique, la mise en place de procédures uniformisées, de conditions d’accueil et, le cas échéant, d’insertion dignes, ne s’oppose pas nécessairement au contrôle et à la mesure de certains flux migratoires. Le troisième article de ce dossier s’efforcera ainsi à démontrer que la solution proposée par le mécanisme de la « réinstallation », dans la mesure où l’Union européenne s’attacherait à l’encadrer juridiquement, n’est pas suffisamment exploitée. En constituant une véritable voie d’entrée légale sur les territoires de l’UE après un examen externalisé, mais tout aussi efficace – car remis entre les mains du HCR – du statut des demandeurs concernés, la réinstallation que la Commission s’est proposé de réglementer[18] serait en mesure d’enserrer le traitement des demandes, donc de participer à l’affaiblissement des arrivées irrégulières sur les territoires de l’Union européenne.

 

On l’aura compris, à l’heure où les enjeux géopolitiques se complexifient et se transforment, et avec eux, les flux, et les routes migratoires qui évoluent toujours plus rapidement[19], la gestion de l’asile est devenue, pour l’Union Européenne, une question de crédibilité : celle de sa gouvernance et de sa capacité à légiférer, auprès des Etats membres, et par extension, de sa capacité à montrer un visage uni et solidaire vis-à-vis des pays tiers, sur la scène internationale. Il lui appartient désormais – et la crise avec la Russie l’y poussera peut-être – à trouver le compromis idéal entre souveraineté des Etats membres et responsabilité de ces derniers en matière d’asile, en revenant à l’esprit des traités fondateurs qui ont fait d’elle un exemple pour le reste du Monde.

LAURA PETIOT

TOUS DROITS RESERVES

[1] Commission Européenne, Communiqué de Presse, Bruxelles, 2 mars 2022. Accessible en ligne : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_1469

[2] Formation « Justice et affaires intérieures » du Conseil de l’UE réunie le 27 février 2022.

[3] Le terme « crise » signifiant dans sa définition générique une « manifestation brusque et intense », « de durée limitée », nous réprouvons son utilisation pour caractériser certaines situations humanitaires de longue date, ou qui s’installeraient dans la durée. 

[4] Etabli dans la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les Etats membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil.

[5] Peuvent également en bénéficier les personnes disposant sur place avant la date déclarée du conflit (24 février 2022) d’un statut de protection internationale, et, aux choix des Etats membres, les personnes y résidant légalement avant cette date et ne pouvant pas retourner dans leur pays d’origine dans des conditions sûres et durables.

[6] Au nombre desquels, la Pologne, pourtant récemment hostile à l’accueil des demandeurs de protection internationale, a répondu très favorablement.

[7] Réunion des Ministres de l’Intérieur et des migrations du 8 octobre 2021.

[8] UNHCR, Global Trends 2020, forced deplacement in 2020.

[9] Avec en première ligne, plus de 6.7 millions de réfugiés syriens qui ont été contraints de quitter leur pays depuis 2015, ce dernier se hissant tristement à la première place des pays générant le plus de personnes déplacées.

[10] Et sans égard, donc, pour la différenciation dans la nature de ces migrations (économiques, ou au contraire, pouvant potentiellement relever de la protection internationale).

[11] L’Agence de l’Union Européenne pour l’Asile remplace le Bureau européen d’Appui en matière d’Asile (EASO), créée par voie de règlement adopté le 9 décembre 2021. 

[12] Un ensemble de réformes destinées à tirer les leçons de la crise de 2015 et comprenant plusieurs propositions législatives (six règlements et une directive) que la Commission proposait d’adopter sous forme de « Paquet », voir : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/IP_16_1246

[13] Commission Européenne, Communication au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil, « Commission Contribution to the EU Leaders’ thematic debate on a way forward on the external and the internal dimension of migration policy », Bruxelles, 7.12.2017, COM (2017) 820 final.

[14] Avec le traité d’Amsterdam entré en vigueur le 1er mai 1999, la politique migratoire et l’asile deviennent une compétence partagée de l’UE et des Etats membres. L’intervention de l’UE dépend donc de l’application du principe de subsidiarité.

[15] Il comprend cinq propositions législatives : trois nouveaux règlements et deux ajustements de textes existants.

[16] Ayant introduit une demande de protection internationale dans l’un des Etats membres ou ayant franchi illégalement l’une des frontières de l’UE.

[17] Notamment, Article 73K : « Le Conseil (…) arrête, dans les cinq ans qui suivent l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam :1/ des mesures relatives à l’asile, conformes à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et au Protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés ainsi qu’aux autres traités pertinents (…) ».

[18] La proposition de règlement de la Commission « établissant un cadre de l’Union pour la réinstallation » qui avait été présentée dans le « Paquet » de 2016 a été maintenue dans sa proposition de réforme de 2020.

[19] Les cartes révèlent depuis 2020 le déplacement des zones de passage des migrants avec davantage de naufrages au large du Sénégal et des îles Canaries. Des routes de plus en plus dangereuses par lesquelles tentent désormais de passer les personnes déplacées.