Publications

Notre actualité, nos publications

Conflit russo-ukrainien : l'autre guerre des mots (Tribune Le Monde)

Vendredi 2 septembre dernier, dans un contexte d’extrêmes tensions avec la Russie, Emmanuel Macron convoquait un premier Conseil dit de « défense énergétique », dédié, selon l’Elysée aux « questions d’approvisionnement en gaz et en électricité ».

À l’image de ce qui avait été fait du Conseil de défense pendant la crise liée à la Covid-19, alors transformé pour l’occasion en « Conseil de défense sanitaire », les discussions qui s’y sont tenues ont eu lieu à huit-clos, leur résultat relevant quant à lui du secret-défense.

Le « Conseil de défense et de sécurité nationale » a été imaginé par la Constitution de 1958, puis encadré par le Code de la Défense[1], pour définir les orientations et fixer les priorités  « en matière de programmation militaire, de dissuasion, de conduite des opérations extérieures, de planification des réponses aux crises majeures, de renseignement de sécurité économique et énergétique, de programmation de sécurité intérieure concourant à la sécurité nationale et de lutte contre le terrorisme ».

Désormais envisagé pour dessiner des solutions à une possible pénurie énergétique, il est détourné de son objet premier et outrepasse les limites fixées par les textes.

            Néanmoins, l’utilisation d’un outil initialement pensé pour un temps de guerre ou tout du moins, pour un temps de définition stratégique, n’est pas surprenante.

Elle coïncide, au sein de l’Union Européenne, avec les discours et lexique utilisés depuis plusieurs mois pour décrire les conséquences économiques de l’affrontement russo-ukrainien, empruntés au conflit militaire et teintés du concept de « guerre hybride », adopté en 2014, déjà, par le Secrétaire Général de l’OTAN de l’époque Mr Anders Rasmussen, pour qualifier la stratégie entourant les excursions russes en Ukraine.

 

En tournée sur le continent africain en juillet dernier, le Président français réfutait les accusateurs des sanctions européennes comme pouvant constituer la cause principale de la crise alimentaire mondiale en déclarant que : « l’alimentation, comme l’énergie, sont devenues des armes de guerre russes ».

Quelques semaines plus tôt, il s’agissait de Robert Habeck, Ministre allemand de l’Economie et du Climat, qui qualifiait « d’arme » l’utilisation du gaz et du pétrole comme réponse russe aux mesures économiques européennes[2].

La formule est la même dans les enceintes des institutions européennes.

À l’occasion de la présentation du plan de la Commission Européenne « Économiser l’énergie pour un hiver sûr »[3] en juillet dernier, sa Présidente Ursula Von der Leyen fustigeait elle-aussi l’utilisation par Moscou du gaz « comme une arme ».

Fait plus notable, le même champ lexical se manifeste désormais dans un acte de droit dérivé de l’Union Européenne, directement applicable donc, dans tous ses Etats membres : le Règlement (UE) 2022/1369 « relatif à des mesures coordonnées de réduction de la demande de gaz », entré en vigueur le 9 août dernier.

Son préambule débute ainsi : « L’escalade de l’agression militaire russe contre l’Ukraine depuis février  2022 a entraîné une forte diminution de l’approvisionnement en gaz, dans une tentative délibérée d’utiliser l’approvisionnement en gaz comme arme politique ».

Il n’en est pas moins intéressant de constater l’urgence et la singularité entourant l’ensemble de son processus d’adoption.

Ecartée la procédure législative « ordinaire »[4], le Règlement, qui institue la possibilité de recourir à un mécanisme contraignant de réduction de la consommation de gaz par les Etats, est le résultat d’une procédure législative spéciale[5]. Il a été adopté par le Conseil de l’Union comme le résultat de l’accord trouvé le 26 juillet dernier à l’occasion d’une réunion extraordinaire des Ministres de l’Energie de l’UE[6]. Sa rédaction, son adoption, puis son entrée en vigueur auront donc pris moins de deux semaines. Un record.

 

Disséminées dans l’ensemble des discours politiques, puis désormais, au sein même d’actes législatifs, ces occurrences lexicales – et le concept dont elles sont le reflet –, pourraient en réalité relever d’une démarche permettant de justifier le détournement de certains procédés et outils législatifs, ainsi que le recours systématique à d’autres procédures spéciales, d’urgence. Avec toutes les conséquences que cela pourrait entraîner.


LAURA PETIOT

TOUS DROITS RESERVES

[1] Articles R1122-1 à R1122-10.

[2] Voir notamment : https://www.thelocal.de/20220512/russia-using-energy-as-weapon-says-berlin/

[3] Commission Européenne, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Des économies de gaz pour se préparer à l’hiver », COM(2022) 360 final, 20 juillet 2022, Bruxelles. 

[4] Articles 289 et 294 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).

[5] L’article 122§1 du TFUE octroie au Conseil, sur proposition de la Commission, le pouvoir de décider, dans un esprit de solidarité entre les Etats membres, de l’adoption de mesures appropriées à la situation économique, notamment dans le domaine de l’énergie. Les mesures adoptées à ce titre doivent être temporaires.

[6] Un seul pays, la Hongrie, s’y est opposé.